in Monography

« On parle d’art numérique comme on pourrait parler d’art en plâtre ou d’art en bronze. Cela ne m’intéresse pas vraiment. Pour représenter un écran d’ordinateur, je préfère utiliser une petite toile montée sur châssis et y planter des punaises colorées. »

Pixels, 1991 – punaises colorées sur toile / coloured thumbtacks on canvas – 24 x 33 cm.

Pixels, 1991 – punaises colorées sur toile / coloured thumbtacks on canvas – 24 x 33 cm.

À ces propos d’Hervé Graumann, nous pourrions objecter que nous n’attendons pas forcément de la part d’un artiste plasticien créateur d’œuvres numériques qu’il représente son ordinateur, tout comme nous n’attendons pas qu’un peintre songe d’abord à peindre le pinceau et la peinture. Mais depuis le pop art, il est généralement admis qu’il est possible de traduire un trait de pinceau en points de trame et que l’on peut donc fixer l’acte de peindre par un autre média, celui de la trame d’impression (également peinte). Grâce à cette composante de distanciation, Roy Lichtenstein pouvait communiquer une réflexion non seulement sur le moyen d’expression mais aussi sur l’objet qu’il représentait. Il a ainsi représenté la peinture avec des moyens non picturaux. Et Hervé Graumann a obtenu son premier grand succès grâce à la figure désuète d’un peintre qui fit la démonstration, sur l’écran du moniteur, de ce « vieux métier » de l’artiste peintre travaillant avec un chevalet et trois pots de peinture. Enfin, le vrai outillage d’Hervé Graumann n’est ni le pinceau ni la peinture ni un ordinateur ou quelque moyen d’expression enseigné traditionnellement aux beaux-arts. Son travail repose surtout sur la brusque alternance de regards et de perspectives, ou encore sur des moyens d’expression teintés d’humour et d’ironie, qui lui servent à aborder tant la réalité que des questions concernant la philosophie de l’art. Graumann, qui porte un nom allemand tout en étant francophone, a très tôt pris conscience du phénomène de son patronyme [trad. littérale : homme gris], et nous n’avons aucun mal à comprendre que celui-ci l’invite à la couleur.

For machines, 1996-97 – dispositif informatique, appareils électriques, bande vidéo computer device, electrical objects, video tape – dimensions variables

For machines, 1996-97 – dispositif informatique, appareils électriques, bande vidéo
computer device, electrical objects, video tape – dimensions variables

« Nonchalance » était le titre d’une exposition organisée en 1997 au Centre PasquArt à Bienne, qui a été ensuite montrée à l’Académie des Arts de Berlin. Art de vie, autopoïèse, autoréflexion, autosubversion, changement de paradigmes, crossover, déviance, flâneur, tels étaient certains parmi les mots-clefs évoqués dans le catalogue. Hervé Graumann était présenté aux côtés de Pipilotti Rist, Daniele Buetti, Fabrice Gygi, Sylvie Fleury, Thomas Hirschhorn, Christian Marclay et d’autres artistes. La contribution de Christian Robert-Tissot pour le CD du catalogue couronné par un prix s’intitulait « Assez nul », celle de L/B « Gravité réduite », celle de Stefan Altenburger « Unsaved Memories » et celle d’Hervé Graumann « Music for Printer ». Hervé Graumann était pour moi le représentant typique de la nonchalance en art. Son installation For machines nous confrontait à des ustensiles électriques, tels qu’un sèche-cheveux, une perceuse, un poste de radio, un tourne-disque, des lampes, etc., qui étaient, alternativement et ensemble, mis en et hors fonction par le logiciel. Parallèlement, sur un moniteur, un film vidéo était diffusé montrant des scènes de la vie courante tournées par l’artiste en compagnie de sa fille de sept ans. De l’insouciance transmise par cet art, c’est-à-dire de cet effleurement de la réalité, nous en rêvons, nous les hommes du quotidien qui fonctionnons de manière unidimensionnelle. Je sais que le dictionnaire propose des définitions plutôt péjoratives du mot « nonchalance », telles quemanque de soin, négligence, ou encore manque d’ardeur. Mais là, nous avions découvert un mot qui avait perdu son effet néfaste. Pour nous, il recouvrait une notion plus large, celle désignant des rêveurs et des saltimbanques inventifs.

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Sans vouloir pour autant contester cette qualité de nonchalance propre à Hervé Graumann, je le considère aujourd’hui, au regard de toute son évolution de plasticien créateur, de manière plus nuancée. J’observe son travail depuis plus de dix ans, et je n’ai pas seulement été enthousiaste de la première apparition de son personnage Raoul Pictor, de Hard on Soft ou de Blanc sur Blanc. La nature de son œuvre même, qui s’exprime dans le cyberspace et aussi dans l’espace muséal, peut expliquerque le travail autour de Raoul Pictor, en perpétuelle gestation, ait eu une position centrale. Bien sûr, il rêve toujours de son assistant automatique qui génère ici et là, puis partout dans le monde où il est invité, des quantités d’images originales, jouant ainsi un tour à la sacro-sainte notion d’œuvre d’art originale et, par conséquent, au business de l’art. À plusieurs reprises, Hervé Graumann a attiré mon attention sur la beauté de certaines de ces images. Je ne l’ai pas contesté, mais Raoul Pictor est effectivement une provocation à l’encontre du principe de l’activité créatrice individuelle. Il est apte à servir de métaphore au changement progressif de nos valeurs qui se déplacent de l’admiration pour une image matériellement unique vers une réflexion sur les processus créateurs générée par la sensation visuelle. Hervé Graumann, le néo-dadaïste, est un penseur perspicace qui pose sans cesse la question de l’idée de l’image autonome, de sa genèse et de sa présentation.

Cet ouvrage retrace pour la première fois le parcours menant à un ensemble d’œuvres cohérent, aussi ludique que logique, parmi lequel il s’agit, rétrospectivement, de découvrir et d’apprécier beaucoup d’aspects, surtout au début de sa carrière qui se développe parallèlement à la technologie numérique. On sous-estime le caractère multidimensionnel du travail d’Hervé Graumann. Là où il évolue, il exclut, avec détermination, toute banalité, et il porte parfois un jugement très sévère sur certains collègues qui réalisent un art nonchalant et se laissent tenter, dans l’univers de la création d’images numériques, par ce qui se prêteà un jeu de production arbitraire.Il s’emploie depuis plus de dix ans à sonder le principe de l’usage mimétique des images. Qu’est-ce qu’une toile ? Qu’est-ce qu’un cadre ? Qu’est-ce que la peinture acrylique ? Qu’est-ce que la couleur sur un écran, et qu’est-ce qui se passe quand un plotter imprime les pixels et fournit des images identiques à volonté ? Comment réagissons-nous quand nous voyons des pixels peints, agrandis, sur une toile, d’autant plus que nous attendons d’un pinceau, à juste titre, qu’il soit capable de créer des transitions organiques ? Qu’est-ce qu’une signature manuscrite imprimée ? Qu’est-ce que la datation produite par une machine, avec l’indication du jour, de l’heure et de la minute, et que signifie une dédicace unique, automatique, déclenchée par le destinataire et adressée à lui-même ? C’est exactement comme si on sollicitait un auteur inconnu, lors d’une lecture, de dédicacer un de ses livres, dédicace que l’auteur accorde en souriant, après avoir demandé l’orthographe du nom.

Ne peut développer une passion pour le travail d’Hervé Graumann que celui qui aurait envie d’interpeller les fondements des stratégies artistiques et d’écarter quelques-uns des principes et attitudes propres à l’art auxquels on s’était attachés jusque-là, qui ont trait au style individuel et aux caractéristiques traditionnels de l’œuvre d’art originale. Bien sûr, il serait malvenu de succomber aux créations de Raoul Pictor, compositions de couleurs produites par le hasard, même si Hervé Graumann se réjouit de voir ces images encadrées et accrochées sur les murs d’un salon. Des tirages d’ordinateur qui sont, selon les cas, vendus dix francs suisses ou offerts gratuitement. Raoul Pictor, ce personnage au graphisme de bande dessinée, est la dernière entrée en scène d’un artiste romantique, la caricature abrégée d’un stéréotype de créateur. C’est ce créateur après lequel je languis parfois quand je me retrouve, lors de visites d’ateliers, face à des ordinateurs et des murs nus, et que l’on me sert un jus d’orange. Raoul Pictor est la destruction radicale d’un mythe de l’artiste auquel on s’était attaché, qui, à l’ère de la génétique, ne fonctionne plus que sur le mode d’un film d’animation.

Depuis que nous avons commencé à copier des animaux, des plantes et des hommes, le besoin créateur mimétique a perdu de son attrait. Pourquoi copierons-nous la réalité ? Le clonage est le processus créateur ultime que l’on ne saurait surpasser. Tu ne feras pas d’idole, aucune image de ce qui est sur la terre, voilà l’avertissement que nous proférons en nous autorisant de la Bible ! La nature s’y refuse après nous avoir démontré concrètement, pendant des siècles, qu’elle – et nous en elle – engendrons la diversité naturelle au lieu de reproduire, dit le philosophe de l’éthique au généticien. Avec le clonage, nous cherchons à abroger le principe du temps et de l’éphémère. L’idée d’éternité est très séduisante pour l’animal humain avec ses prétentions d’ego. Mais ce qui est annulé c’est pourtant le principe vital, continuel, de la transformation et de la création nouvelle ainsi que le principe du devenir et de la disparition. Non sans quelques réserves quant aux dangers incalculables, nous essayons de limiter notre pouvoir potentiel, de même que le bon sens nous a amené, en raison de la peur d’une destruction totale, à réduire les possibilités de la technologie de l’arme nucléaire. Nous avons compensé la renonciation avec les possibilités d’une expansion virtuelle. Telle une explosion, la réalité s’est répandue dans des espaces d’une immensité inconcevable.

Pattern - Vanité 2b, 2003 – installation, objets divers / installation, sundry objects – 400 x 500 cm.

Pattern – Vanité 2b, 2003 – installation, objets divers / installation, sundry objects – 400 x 500 cm.

Quand Hervé Graumann copie la réalité au moyen de grilles et nous en fait une démonstration tridimensionnelle, c’est alors l’anticipation mentale d’une réalité que l’on peut produire sur l’écran et multiplier au moyen des touches du clavier avec les programmes et les fonctions appropriés. Peut-être n’a-t-on pas encore réellement compris l’importance capitale, si actuelle, de sa réflexion. Nous nous empêtrons dans des discussions éthiques et juridiques sur le clonage d’êtres vivants, Graumann retraduit l’expansion virtuelle pour la ramener dans la réalité. Une affaire sérieuse présentée nonchalamment. Le CD-ROM au menu, des Smarties ou des comprimés d’extasy, des seringues, des cookies, des médicaments préalablement dosés pour matin, midi et soir, des substances hallucinogènes, sédatives et stimulantes, le tout servi sous forme de sushi. C’est un rébus de métaphores et un embrouillamini ludique comme une invitation à une perception et réflexion subtile, un appel à analyser cette réalité manipulée et à y déceler les processus complexes. Nonchalant, certes. Mais le doux rêveur qui danse devant nos yeux des pirouettes multidimensionnelles, nous secoue pour enfin nous sortir de notre sommeil de Belle au bois dormant, si typique de la consommation anesthésique inconsciente. Ses énigmatiques « rêves-images » ont les qualités malicieuses d’un réveil.

Et nous voici encore une fois au début du siècle, en compagnie des dadaïstes, qui ont élargi les rêves expressifs dans toutes les directions et qui ont remis en question les traditions et les habitudes faciles, voici des ready-made qui ont désenchanté les vieux principes de l’art, toujours capables de troubler les contemporains. Ce n’est ni le lieu ni la place pour présenter toute la galerie des ancêtres. Chemin a plus d’importance, aux yeux de Graumann, que Duchemin. Il ne souhaite pas être mis en rapport avec les pères surpuissants du début du XXe siècle. Mais on le mettra forcément, le moment venu, en rapport avec Giulio Paolini, par exemple, ou avec Martin Kippenberger et Markus Raetz. Laissons de côté, pour l’instant, ces allusions ne serait-ce que parce qu’Hervé Graumann évolue avec une parfaite logique au cœur des nouvelles technologies de l’image et qu’il peut revendiquer son statut de pionnier quant à la réflexion visuelle de ces univers picturaux. Enfant de l’ère informatique, il n’oublie pas cependant de manier le pinceau et la peinture, et il joue avec les qualités des nouveaux matériaux jusqu’à ce qu’il arrive à créer de nouvelles formes d’aquarelles. Quand il place sur un socle en mousse une imprimante, au bruit grésillant, d’un ancien modèle qui a depuis disparu du marché, alors la réalité primaire se met à vaciller. C’est bien plus qu’un jeu de mots visualisé avec hard et soft (dur et mou, hardware et software, matériel et logiciel). Il s’agit aussi d’une tentative pour tirer un maximum de poésie de chacune de ces réalités changeantes. On serait de nouveau tenté d’évoquer le rêveur romantique qui révèle à la pure économie, instigatrice constante de cette technologie, les espaces contigus et les recoins les plus magiques au sein de la vaste grotte platonicienne.

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Hard on soft, 1993 – computer, dot matrix printer, foam base – 145 x 50 x 40 cm.

La question que je me pose : moi, qui utilise l’ordinateur comme une grosse machine à écrire sophistiquée et pratique, et ne connaissant rien au métier de programmeur, ai-je une perception fondamentalement différente de cette œuvre qu’une personne dont les capacités égalent celles d’Hervé Graumann et qui arrive à suivre les étapes de la naissance de ces idées avec une même légèreté naturelle. Cette question est manifestement sans intérêt, car je considère être la preuve du fait que l’attrait du travail de Graumann est tout aussi accessible à moi qu’à la jeune génération de spectateurs et d’habiles utilisateurs d’informatique. Vaguement, de futurs espaces artistiques virtuels s’esquissent, avec de nouvelles dimensions, mais son travail maintient une relation à l’histoire de l’art et aux notions esthétiques des anciennes époques artistiques.

Une question qu’il a soulevée lors de l’interview réalisé pour cette publication  prête à discussion : « Est-ce l’homme qui doit surveiller l’ordinateur ou l’inverse ? » Pour anticiper aussitôt sur ceux qui auraient tendance à rejeter la prédominance de la machine en la faisant passer pour absurde. Graumann est au diapason des évolutions techniques, mais il les orne et les entoure, d’une manière très ludique, de réflexions et de questions. Il les perçoit comme un enfant ébahi, les retourne, les met tête en bas, il scrute ce qui se trouve sous les surfaces et à l’intérieur de la machine, il écoute les bruits, s’adapte aux vitesses et aux nouvelles possibilités, joue avec des termes nouvellement créés, avec le signifiant et avec le signifié. Il apprécie ces instruments comme quelqu’un qui n’est pas obligé de travailler avec eux, mais qui a le droit de jouer avec eux. L’ordinateur est une machine faite pour les découvertes, et il peut utiliser les ordinateurs et leurs plus récents programmes selon les intentions de leurs inventeurs, tout comme il peut regarder l’ordinateur à distance comme s’il était une échelle de Jacob.

L’humour dans l’art est toujours signe d’une faculté d’expérimentation et de réflexion très naturelles. L’ironie semble toujours accompagner Graumann. Elle lui offre la distance nécessaire. Mais l’ironie n’exige pas seulement un mode d’association nonchalant, l’improvisation, mais aussi la lucidité et l’autodiscipline. En tant que spectateur, on est disposé de ne voir que l’œuvre accomplie. Faire un choix précis et éviter systématiquement les tentations superficielles, en ne perdant jamais des yeux l’objectif encore inconnu, c’est là le territoire où les pionniers trouvent leur voie.

A.M.
Traduction de l’allemand Silke Hass

 

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