Musicalité

Qu’est-ce qui a conduit Hervé Graumann à me demander d’écrire un texte sur son travail ? C’est en essayant de répondre à cette question que j’en suis arrivé à considérer un aspect relativement discret, ou du moins peu ostentatoire, de son œuvre, mais qui, à mon sens, anime, habite, constitue et soutient fortement l’ensemble de ses préoccupations.
De prime abord je me suis amusé à penser que c’est la sonorité insolite de mon nom de famille qui l’aurait motivé à s’adresser à moi.
Cette identité auditive, résonnant avec une vicieuse intimité tout au long de ma vie civile, peut-elle finir par induire et former une sorte d’essence sonore de mon être et de ma personnalité ?

La signification latente et la mélodie de mon nom me hantent, cet agencement de phonèmes est si solidement attaché à mon identité qu’il semble participer de ma constitution psychique et physique. Pourtant, ces quelques lettres de l’alphabet inébranlablement alignées ne veulent rien dire pour moi et leur familiarité est telle que je n’arriverai probablement jamais à être complètement conscient de leur portée sonore et poétique. 
Certes, parfois, à la faveur d’une étincelle de lucidité, je parviens à en avoir une réception vierge et, alors, pour un bref instant, cette succession de voyelles et de consonnes révèlent une réelle étrangeté, un potentiel auriculaire insoupçonné. Tout à coup, un sens enfoui semble vouloir se former, un vrai mot voudrait surgir, mais en vain ; aussitôt, le nom retrouve son aspect habituel, sa lourde et lointaine conformation, son impassibilité stupide, sa majestueuse et imbécile monumentalité.
Mais cette piste n’est vraiment pas satisfaisante étant donné qu’il n’y a rien de lexicalement chromatique dans mon patronyme, et rien, non plus, qui corresponde à quelque agreste paysage.

Or donc, compte tenu du fait que c’est la première fois qu’un artiste me demande d’écrire un texte autour de son œuvre, cela me donne à penser qu’il y a chez Graumann un vrai goût du risque, une sorte de plaisir à générer de l’inattendu, à organiser des rebonds.
De la même façon, je pourrais faire cas de son sens de la répartie, de la boutade et de la saillie et, par surcroît, établir un lien avec son inclination pour les ressemblances phonétiques, les homophonies amusantes, l’équivoque des mots, les embuscades de langage. Autant de traits qui, à la lumière des affinités qu’il semble entretenir avec la pensée mathématique et les dispositifs d’échantillonnage aléatoire et répétitif, me confortent dans l’idée qu’il y a décidément dans et autour de l’œuvre d’Hervé Graumann une éminente et fondamentale musicalité.
Musicalité qui par ailleurs semble rencontrer un écho dans la qualité de son humour, et c’est peut-être par ce double mouvement que son travail acquiert cette accessibilité affable, sans intellectualisme, cette force ludique qui fait qu’on y pénètre avec un certain plaisir mais dont, telle l’urne à sens unique de certaines plantes carnivores, on ne ressort pas toujours.

Afin de m’éclaircir les idées, j’ai tapé www.graumann.net où j’ai spontanément cliqué sur la nouvelle version de Raoul Pictor.

De l’inspiration

Il y a quelques années, lors d’un voyage au Chili, j’ai eu l’occasion de connaître un cousin qui, fraîchement sorti de l’école des beaux-arts d’une petite capitale de province, s’adonnait à la peinture de natures mortes et de paysages et, de temps à autre, se hasardait dans d’obscures compositions abstraites à tendance ornementale. Après avoir envisagé plusieurs postures critiques, il m’est apparu évident qu’il n’avait reçu aucune notion, même basique, de l’histoire de la peinture classique et moderne. Certes, intercalées au milieu de sa production habituelle, on pouvait apprécier, çà et là, quelques tentatives formelles un peu plus âpres et mordantes, laissant trahir des influences que l’on serait tenté de qualifier de « modernes ». Mais, dans l’absolu, il était assez clair que les seuls repères picturaux dont il avait bénéficié de manière vraiment solide et appuyée étaient surtout les natures mortes, les marines et autres peintures de paysages bigarrées dont j’avais eu l’occasion d’apercevoir quelques spécimens au milieu de l’artisanat touristique local.
Sa production était traversée par une préoccupation constante d’alternance entre les différents moyens d’expression qu’il maîtrisait ou dont il cherchait à assimiler la technique. Il allait des natures mortes aux paysages, des paysages aux ornements, des ornements à l’abstraction avec une habileté inquiète et laborieuse.
De temps en temps, au milieu de cet amoncellement de tableaux apparaissait une toile réunissant en un collage disparate l’ensemble de son répertoire, une sorte de mosaïque dans laquelle, en un conglomérat de juxtapositions et de superpositions biscornues, semblaient cohabiter tant bien que mal toutes sortes de manières de peindre et de techniques. Mon cousin, avec ses peintures alternantes, fusionnantes et kaléidoscopiques, cherchait son style.

Souvent, je me suis demandé ce qui pourrait advenir si ce cousin, pour peu qu’il soit rompu à l’Internet ou aux charters, venait à se trouver face à Raoul planté derrière son chevalet, attaquant la toile de ses vifs et rapides coups de pinceaux de karatéka ou d’escrimeur olympique. D’emblée, j’entrevois l’arrogance condescendante où cet exercice pourrait me mener, et m’aperçoit que pour envisager correctement cette confrontation il me faudrait faire appel à des outils socio économiques et politiques, et ça compliquerait diablement mon propos, revenons plutôt à Pictor.

Pictor se submerge dans son activité avec un élan exemplaire, et pour cela il mobilise un certain nombre de réquisits lui permettant d’être réceptif au souffle créateur. Il invoque la grâce en s’étourdissant à l’alcool (qu’il interroge comme un oracle), se gave de références en consultant des gros livres, se dégourdit les jambes et se rafraîchit les neurones en déambulant d’un pôle à l’autre de son activité créatrice, médite, réalise des exercices de respiration et, pour ce qui est des questions pratiques, possède une étagère garnie d’ouvrages d’art, un atelier donnant sur la mer – la porte arrière s’ouvre sur un vaste paysage lacustre, lequel nous laisserait entendre que l’atelier de Raoul repose sur des pilotis. De plus, Pictor change régulièrement l’agencement du mobilier, acquiert de nouveaux meubles, remplace le papier peint – d’une version à l’autre Graumann semble prendre un évident plaisir à réinventer les motifs du papier peint qui ornent le mur de l’atelier –, en clair, il combine admirablement la maîtrise de l’inspiration à une éclatante dynamique du faire.

Du reste, il me semble que depuis quelque temps il commence à avoir un style. J’ai imprimé plusieurs de ses réalisations récentes en l’espace de deux mois et je les trouve, ma foi, incontestablement assorties par une manière assez caractéristique. Ne faudrait-il pas, à ce stade, évaluer la qualité intrinsèque des œuvres de Pictor ?
Il est intéressant de noter combien l’humour parodique qui se dégage de ces images participe en même temps d’une certaine grâce, il en résulte une ambiguïté comique très singulière, traversée par une beauté trouble, indéfinissable, presque embarrassante.
Il n’est qu’à observer l’élégance et le remarquable équilibre de construction avec lequel les formes, les lignes et les masses sont disposées, associé à la façon heureuse et harmonieuse dont les couleurs (souvent complémentaires) s’agencent et s’associent, comme si Graumann, soucieux de flatter l’organe visuel, avait incorporé à la programmation de l’échantillonnage un inavouable désir d’eurythmie.

Quant à moi, je saisis cette occasion pour clamer haut et fort à quel point j’aime ces images, y compris l’excitation procurée par le spectacle de l’imprimante dévoilant progressivement l’ouvrage encore chaud et humide.
Il est d’ailleurs opportun de préciser que ce ravissement n’est certainement pas étranger au « style » que Raoul, à force de chercher, a quand même fini par asseoir. Car, à la vérité, les « images » réalisées par Raoul sont originales au sens où on l’entend pour toute œuvre qui ne ressemble à aucune autre. De fait, outre la valeur unique et irremplaçable de chaque tirage, il faut bien reconnaître que Raoul a une « manière » de traiter les formes qui lui est particulière, une façon de négocier les espaces, de disposer les couleurs et les masses, et même de citer naïvement des oeuvres préexistantes, qui n’appartient qu’à lui.

Plus graphique que pictural (bien que Graumann incline à décloisonner ces différences), le résultat semble être – comme il en serait d’un vrai peintre qui apporte son corps – le fait d’une réelle intermittence de l’inspiration, au sens même ou le facteur d’indétermination de l’opération s’apparente à l’instabilité propre aux productions humaines.
De là peut-être le suspense lorsque Raoul est à l’œuvre, il y a une attente qui confère à l’ensemble du processus (de l’animation Flash à la mise en branle de l’imprimante) quelque chose qui semble appartenir au domaine du sensible, du caprice et de l’inconstance.

M.G. 2005