Chaque période de l’histoire voit le monde à partir d’une analyse de la réalité qui en constitue, pourrait-on dire, l’hypothèse et lui donne une texture, une consistance particulières. Aujourd’hui, l’hypothèse du monde vient de la théorie de l’information et de son développement technologique via la popularisation de l’informatique. La nouvelle richesse, les nouveaux flux vitaux, le nouveau commerce ne concernent plus, ou de moins en moins, les matières premières ni même les objets manufacturés mais ce qui circule, ce qui se vend, ce qui symptomatiquement commence à remplacer le papier dans les transactions financières, c’est l’information.

Il ne s’agit pas de se réjouir ou de déplorer un tel état de fait : de quelle utilité une pareille pétition de principe serait-elle ? Par contre, rares sont ceux, artistes et penseurs, qui aujourd’hui prennent l’exacte mesure des bouleversements introduits par ce changement de perspective. Hervé Graumann est de ceux-là; en ce sens ses recherches sont pionnières, elles dessinent les contours d’un monde qui est le nôtre et que pourtant nous pratiquons sans l’avoir encore compris, sans avoir eu le temps et le recul nécessaires pour mesurer combien il modifiait nos comportements, nos manières de faire, de voir et de penser.

Mais une démarche plastique est plus qu’une élucidation du réel, elle est une poétique, à ce titre formatrice. Alors que la situation du sujet contemporain s’épuise dans la frustration du spectateur pratiquant le zapping, Graumann développe une stratégie heureuse du copier/coller et là réside la différence entre l’artiste et le consommateur sommé d’être passif et qui s’invente, dans sa faiblesse extrême face au produit, un semblant de puissance (1). D’un côté, l’usage de la télécommande signe l’errance sans terme d’une conscience malheureuse en quête d’une réalité qui toujours l’exclut, de l’autre, la mise en chantier systématique et presque maniaque d’une opération de base proposée par tous les matériels informatiques destinés au grand public ouvre un champ d’activités ludiques où les retrouvailles avec le réel sont à nouveau rendues possibles.

Cible

Sans titre, 1988 – cible, découpage, collage / target, cut-up and collaged – Ø 43 cm.

Le couple opératoire copier/coller dit avec simplicité sa philosophie des choses. Il n’y a plus, à proprement parler, d’entités distinctes, d’objets reclus dans leur identité : la saisie informatique du réel a défait cette unité au profit d’une liste de données séparables: si l’on veut, la chaise ne renvoit plus, dans une perspective platonicienne un peu grossière, à l’idée première de chaise – la chaiséité (2), dirait Borges avec ironie, – et, en retour, l’archétype ne garantit plus l’unité de ses possibles avatars. A la place, un ensemble de critères : longueur, largeur épaisseur, profondeur, couleur, texture, etc., copiés dans d’autres catalogues, collés ensemble sous une l’étiquette «chaise x» définissent l’objet. A tout moment il est possible de modifier les données numériques de l’un ou l’autre critère, de changer la couleur, de renforcer l’indice de résistance d’une composante.

Le monde est entré dans une zone d’instabilité : il est un précipité d’informations, un compromis indéfiniment renégociable en chacune de ses parties. De ce fait, il devient un univers sans résistance, parfaitement labile puisque toutes ses variables sont susceptibles d’évoluer : c’est, dans le dernier clip de Michael Jackson, un jeune garçon noir qui dans le temps qu’il met à relever la tête se métamorphose en belle fille blonde. Monde non plus d’objets mais de procédures : à la coupe/perte du zappeur condamné à manquer toujours sa cible, s’oppose le glissement continu des apparences. Ici, on coupe pour coller, on déplace, on recompose une matière jamais inerte, jamais achevée, toujours grosse de modifications à venir.

Les travaux d’Hervé Graumann disent beaucoup mieux tout ce que j’essaie de balbutier depuis que j’ai commencé ce texte. je ne me résouds pas à parler d’œuvres à leur propos parce qu’ils me semblent s’inscrire dans un processus de production bien différent de celui qui conduit à la réalisation de quelque chose de calibré pour un certain public, certains lieux dits d’exposition, bref toute une logique de la marchandise à laquelle ils échappent en partie, sans doute parce que leur raison d’être tient plus du protocole expérimental que de la fabrication d’un objet. J’en veux pour preuve cette grande toile qui hante l’atelier depuis longtemps. Il devait s’agir, dans l’esprit de Graumann alors fraîchement diplômé de l’école des Beaux-Arts, d’une grande peinture qui aurait marqué son retour à une pratique plus traditionnelle de l’art. La surface de la toile s’est couverte de noir puis d’autres tentatives de plus en plus innommables; des repentirs successifs sont venus y mettre encore un peu de confusion. Pour finir, il a cessé d’en parler et d’y travailler mais l’a laissée là, dans l’atelier, poussée d’un mur à l’autre au gré des réaménagements qui scandent ses recherches, épave encombrante dont il s’agit pourtant de ne pas se débarrasser comme pour ne jamais oublier l’impasse qu’elle matérialise.

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Sans titre, 1988 – barrière de chantier, découpage, collage / wood barrier, cut-up and collaged – 80 x 200 cm.

Tandis que le projet de l’œuvre piétinait, d’autres travaux se développaient, plus légers, parce que non lestés de la nécessité d’un aboutissement. Qu’il s’agisse des meubles et objets découpés, des lavis informatiques, des photographies, des objets passés les uns dans les autres, jamais l’apparence finale du produit n’apparaît comme l’effet d’une mise en forme mais bien comme la résultante d’une procédure conduite à son terme. Qu’elle soit, en vérité, bien plus que cela, c’est à la lucidité de la démarche qu’elle le doit.

L’étagère de chez Ikéa, quadrillée en carrés qui sont tous numérotés, puis découpée et recollée en suivant l’ordre de la numérotation, fait la démonstration de la disparition problématique de l’objet sous sa grille de lecture. Inutilisable, fragilisée et déformée (enflée, engrossée en vérité) par l’hypothèse informatique, elle se retire derrière son apparence quantifiée. Paradoxalement, elle gagne en volume et perd du terrain. Du coup, c’est le terrain aussi qui est perdu: l’espace de la perception se défait; l’unité de temps et de lieu sont moins fiables, données devenues de peu d’importance dans un univers qui ne se configure plus selon les mêmes critères.

A l’opposé sont les lavis, qui consistent en de grandes bandes de peinture informatique retravaillées ensuite artisanalement à l’eau. Comme la couleur sortie des imprimante est obtenue par jet d’encre, le trajet du pinceau mouillé vient brouiller l’opération régulière de son passage et doubler ironiquement la géométrie froide produite par la machine d’un pastiche enlevé d’expressionnisme abstrait. L’heure n’est plus à la reprise des styles mais à la combinaison, parfois ironique, des compétences.

Ainsi va le travail, multipliant les recherches, exportant les procédures hors de leur champ habituel d’activité, fidèle en cela à la logique même du copier/coller qui, de proche en proche, rameute les différences, brouille le profil des choses et rend toujours plus difficile une approche identitaire visant à stabiliser l’image du monde. Aujourd’hui tout vacille. Triomphe des empiristes anglais qui disaient que ce n’est pas parce que, chaque fois que l’on ferme les yeux, on retrouve le même univers en les rouvrant qu’il devrait en être ainsi la prochaine fois. Fermer les yeux est devenu une grande aventure, mais si quelques-uns, tel Graumann, ne nous y rendaient pas plus attentifs nous ne le saurions pas encore.

François-Yves Morin (in cat. Salle Crosnier, Palais de l’Athénée, Genève – 30 avr.- 30 mai. 1992)

Notes :
(1) En anglais, télécommande se dit power
(2) Voulant monter l’incohérence des universaux, Borges parle, à propos du lion, de sa pattité griffue. «Histoire de l’Infamie, Histoire de l’Eternité», trad. Fr., éd. 10/18.