Ce qu’Hervé Graumann nous a démontré dès 1993 dans son programme informatique Raoul Pictor cherche son style…, c’est probablement une destruction ridicule de l’aura de l’œuvre d’art. Graumann appréhende avec ironie le cliché trivial de l’artiste romantique génial, qui, oscillant entre chevalet, piano et bibliothèque murale, couche ses inspirations sur la toile. Le processus pictural échappe au spectateur devant l’écran, qui regarde au dos du chevalet, jusqu’à ce que l’ordinateur finisse par présenter le résultat comme image originale. Grâce au principe de la création fortuite, le programme ne produit jamais une image identique. Le préjugé qui pèse sur les automates, auxquels on conteste le pouvoir de générer des œuvres originales, se trouve donc sapé par l’artiste. Pour satisfaire à l’aspect d’authenticité, Graumann fait non seulement apparaître la signature de Raoul Pictor, mais aussi la date et le numéro de l’œuvre. Pourtant, il ne parvient pas et ce n’est pas la non plus son but – à rétablir l’aura de l’unicité. Avec sa production quelconque, dont il n’est plus possible d’avoir une vue générale, l’artiste affiche son indifférence à l’égard du principe des tirages limités et du contrôle de la rareté de l’offre, dont on tient compte habituellement dans le cas de gravures originales. Raoul Pictor produit la contradiction. Il simule une graphie manuscrite expressive – sonorisée. Mais loin de refléter une expression individuelle identifiable, le produit généré par le programme restitue l’existence sans âme d’une marionnette, et l’ironie de son créateur, qui assiste à ce jeu avec une joie nonchalante. La création de Raoul Pictor devient la parabole d’un incessant déferlement d’images. Cependant, cette perte d’aura qu’il met en évidence ne saurait nous plonger dans l’affliction. Au contraire, elle nous informe qu’à l’époque de la reproductibilité technique et de la création d’images virtuelles coupées de l’homme, le temps de l’art n’est pas fini. Graumann nous délivre des angoisses de la première heure, que nous ressentions devant le graphique de l’ordinateur, nous croyant désormais contraints de regarder fixement des pixels insipides.

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For machines, 1996-97 – dispositif informatique, appareils électriques, bande vidéo computer device, electrical objects, video tape – dimensions variables

Comme ses prédécesseurs dadas, il aborde les questions ayant trait au support d’images et au matériel de couleurs, au spectateur et au créateur d’images, à l’image et à la représentation. Véritable magicien, il jongle avec les vieilles idées artistiques mimétiques, et soudain, le spectateur de ses installations spatiales se demande si l’art et la vie ne font pas qu’un. Dans son dernier environnement, il fait s’entrecroiser des ordres de réalités et des niveaux temporels divers, en associant à des films vidéos l’informatique et la présence physique d’objets quotidiens mobiles et immobiles. Liés à un programme d’ordinateur, certains objets électriques télécommandés comme des lampes, une radio, un tourne-disque ou une machine à café fonctionnent selon un enchaînement fortuit, qui n’est jamais le même. Bien que l’ensemble soit associé à la facticité du programme, tous les appareils qui entrent en jeu sont réellement présents. Parallèlement au déroulement temporel, plusieurs bandes vidéos restituent inlassablement des scènes quotidiennes tirées de la nature ou du domaine du travail. En revanche, cette réalité filmée n’existe que dans sa présence virtuelle sur l’écran. Le visiteur de l’exposition introduit un troisième niveau temporel, puisqu’il lui est permis de modifier ou d’utiliser la chaise, la table, le téléphone et la machine à café comme part de l’environnement. Cette perte vertigineuse de la clarté du point de vue du spectateur dans l’espace et le temps permet de vivre une expérience directe, ce que la physique aspire à nous transmettre sur un plan théorique.

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Avec le mystère de la production fortuite, Graumann domine le déterminisme mécanique des automates, et simule dans le monde des appareils un souffle de nature sauvage. Il serait dès lors séduisant de remonter jusqu’à la diabolique boîte à malice, et d’insérer des éléments autodestructeurs dans les agencements, à la manière de Jean Tinguely. Le plaisir de Graumann demeure dans la nonchalance. L’artiste autorise l’intervention délibérée du spectateur rendant ainsi possible l’interaction de programmes et d’impulsions humaines, donc de l’homme et de la machine. A la différence des Temps modernes de Chaplin, le dialogue avec le monde automatisé des choses atteint une légèreté délestée de toute angoisse, permettant un sentiment de supériorité même dans des ordres qui fonctionnent à de multiples niveaux. Hervé Graumann s’en sert pour utiliser tour à tour d’anciens et de nouveaux médiums selon une vaste palette de possibilités d’expression.

Est-ce un hasard si cet artiste suisse romand s’est aperçu un jour qu’on lui avait imputé un faux nom de code de par ses origines, en contradiction avec sa langue maternelle? Peut-être est-ce cette étrangeté ou seulement même le manque de couleur de son nom (»Graumann« signifie en allemand »homme gris«), qui l’ont incité à entrer en rapport avec des personnages plus colorés, tels que Monsieur Brun ou la famille Rouge, et pourquoi pas aussi avec des personnes sans couleur comme les représentant(e)s des Schwarz (noirs) et des Blancs. Ne pourrait-on imaginer de créer un réseau artificiel de relations selon cette logique, et de passer par exemple des vacances au bord de la Mer Rouge ou sur le Fleuve Bleu, ou d’aller à Orange? Du coup, pinceaux et couleurs sont superflus, et l’art reste très proche de la vie. Dans sa démarche ludique, Hervé Graumann a poursuivi depuis longtemps sa voie, il est parvenu à réunir Monsieur Buisson, Monsieur Branche et Madame Rossignol pour une photo officielle. De même, avec les signatures de Madame Wolke (Nuage) et de Monsieur Stern (Étoile) ainsi que d’autres personnes, de belles compositions paysagères ont fini par naître sur la toile. Hervé Graumann ne saurait se cantonner dans l’art des ordinateurs et d’Internet, il entretient un contact insouciant et gai avec le pinceau et les pixels, avec le soft et le hard, faisant ainsi exploser les limites de la réalité et de la virtualité. Il tente d’utiliser l’art pour dévoiler plaisamment la juxtaposition, la superposition et l’interpénétration de noms, de couches de signes, de symboles et d’images sans recourir à une explication.

A.M.
Extrait du catalogue de l’exposition “Nonchalance”, Centre Pasquart Bienne, 1997

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Composition paysagère no III (version allemande), 1995 – Signatures de Jean Stern, Anna Wolke, Stephan Vogel, Klaus Schiff & Stéphane Fisch – acrylique sur toile / acrylic on canvas – 72 x 90 cm.