armoireIkeaCoupee

armoire II, 1990 meuble numéroté, découpé, recollé

L’œuvre de Hervé GRAUMANN (H. G.) traverse les catégories qui régissent notre rapport au monde phénoménal avec une espèce d’indifférence sereine dont les effets, souvent, ne manquent pas d’ironie. Cette distance à l’égard de la charge existentielle qui leste d’ordinaire les attendus de notre jugement, les analyses et les actions qui en découlent, H. G. en est redevable à la relation privilégiée qu’il entretient depuis le début avec la logique des ordinateurs. Cette dernière, dont on rappelle assez souvent la nature binaire pour éviter de se pencher à nouveau sur cette caractéristique, se distingue encore par le fait qu’elle traite d’un ordre de réalité qu’on pourrait qualifier d’homogène et granuleux. Pixel, 0/1,… du cœur de la machine à la vacillante lumière des écrans, l’univers informationnel que gère le computer est formé d’éléments tous identiques, sortes de fractions dont la configuration finale peut produire une image, un son, la chaîne d’un raisonnement, le résultats d’un calcul, etc., c’est-à-dire autant d’événements et de figures qui rappellent la trame de notre quotidien. Aussi, trompés par cette coïncidence, avons-nous pris l’habitude d’attribuer à l’ordinateur une intentionnalité dirigée vers le réel, alors que c’est l’ensemble des nécessités opératoires lisibles à travers nos stratégies d’utilisateurs, qui est seul responsable d’une telle similitude, par ailleurs totalement infondée.

H. G. travaille dans cette zone de rupture dont il s’efforce d’explorer les conséquences. Par l’absurde d’abord, en appliquant à l’objet même, la technique de sa saisie informatique. Ainsi des meubles découpés et recollés, dont on peut dire qu’ils ont été violemment pixélisés, ou encore en faisant passer, morceau par morceau, une partie d’un objet dans un autre objet, comme si l’intégrité des ensembles dont ces morceaux sont extraits n’était plus une détermination à prendre en compte dans le protocole de l’intervention. Le copier/coller fonctionne alors sans crainte d’engendrer des monstres, tant il est vrai que la monstruosité relève de l’hétérogène – le centaure en est un bel exemple, ainsi que les animaux fabuleux qui peuplaient l’imaginaire médiéval – et qu’ici, une fois admis que l’on va attribuer au réel la substance uniforme de l’univers informatique, cette réserve de principe doit être ignorée. En d’autres termes, H. G. confronte une métaphysique qualitative à une approche purement quantitative et joue avec humour la théorie du grain de sable contre celle du château de sable. Le texte n’est possible qu’à la condition de refuser l’hégémonie de la texture. L’humour propre à plusieurs travaux de H. G. tient à ce qu’il essaie de tenir les deux, laissant la structure répétitive du grain informatique envahir en la perturbant la prose du monde.

...de l’ordre alphabétique des couleurs (dladc base v1.1) – table en 7 langues & 11 couleurs classées par ordre alphabétique

…de l’ordre alphabétique des couleurs (dladc base v1.1) – table en 7 langues & 11 couleurs classées par ordre alphabétique

C’est une même démarche qui le conduit à travailler cette prose sans se plier à l’ordre narratif ou analytique qu’elle construit tout au long de ses divers segments mais comme un tableau à entrées multiples qui peut être consulté en tant que base de données. A une forme de tri propre au récit et peu directement explicite, H. G. superpose une pratique de la classification aux critères très rigoureusement définis. Prenant non pour thème, mais pour tête de chapitre général la couleur, l’artiste est ainsi amené à éditer la liste des abonnées du téléphone d’une ville affublés d’un nom de couleur, ou encore à réaliser une peinture qui n’est ni conceptuelle ni néo-géo mais la conséquence d’un double listage: horizontalement une série de langues, verticalement les noms de quelques couleurs préalablement choisies et rangées par ordre alphabétique. Les coordonnées ainsi définies permettent de constituer un ensemble de cases colorées dont la réunion n’est rien d’autre que le tableau. La même démarche aboutit également au fait de peindre une toile monochrome en présence d’une personne dont le nom désigne la couleur utilisée. Monsieur ROUGE, Madame ROSE sont ensuite invités à signer le procès-verbal rendant compte de la séance. Messieurs Damien et Alberto BLANC, plus complaisants, ont même accepté de faire connaissance puis de se laisser photographier, le premier tenant en équilibre sur les épaules du second pour une composition (en noir et blanc…) judicieusement intitulée BLANC SUR BLANC.

Couleur minute, 1990 – ordinateur, écran, logiciel / computer, monitor, software

Couleur minute, 1990 – ordinateur, écran, logiciel / computer, monitor, software

COULEUR-MINUTE appartient à ce groupe d’œuvres construites autour d’une problématique dont le prétexte est la couleur. Sa simplicité permet de clairement saisir les enjeux du travail de H. G. Il s’agit d’un ordinateur Amiga d’entrée de gamme, muni d’un moniteur et laissant tourner un programme d’affichage aléatoire sur l’ensemble des 4096 couleurs disponibles avec ce modèle de machine. Chaque minute, une couleur tirée au sort apparaît, à l’exclusion de tout autre élément signalétique tel que barre de menu ou icône.
Aucun son n’accompagne cette présentation. Ainsi donc, pendant une poignée de secondes, chacune de ces couleurs existe sur l’écran dont elle occupe l’intégralité de la surface créant une espèce nouvelle et éphémère de tableau monochrome qui constitue un moment d’une exposition pilotée par informatique. La bordure de l’écran devient le cadre désignant la qualité picturale de la couleur. Dans une semi-pénombre, la photonique égrène, minute après minute, une plage tremblante de lumière colorée, uniforme mais instable, faiblement rayonnante. Son caractère d’apparition, d’où elle tire son aura spécifique tient aussi à la brièveté de cette présence: on est passé du grain de sable à la métaphore plus complexe du sablier. Ce qu’il ne faut pas manquer de comprendre c’est, je crois, que le travail de H. G., sous son évidente qualité poétique, est d’abord un réflexion sur l’articulation de l’outil informatique, prolongé aujourd’hui de tous ses appendices médiatiques (par la vertu de l’interface), avec notre compréhension du monde. Pour finir, cette exposition se donne froidement pour ce qu’elle est: une succession de moments dont la durée est calibrée et l’ordre d’enchaînement calculé par une fonction random. A ce titre, nous pouvons encore décrire notre rapport sensible au résultat mais à condition de ne pas oublier que son origine réside dans l’exécution des lignes d’un programme pour lequel il n’est jamais question de notre regard, et qu’ainsi, contrairement à la pensée humaniste de Marcel Duchamp, les regardeurs ne font plus les tableaux.

Hervé Laurent (in cat. 5ème SIV, St-Gervais, Geneva – 1993)